Le gouvernement indien encourage-t-il les arnaques ?

Taxi mister, taxi… Après dix heures d’avion, parfois plus lorsqu’il faut faire escale, stressé par la ronde du carrousel à bagages qui met un temps infini pour régurgiter le sac tant attendu, après avoir trouvé un changeur ou un distributeur de billets, en plein décalage horaire, accablé par la chaleur, enivré d’un air saturé d’odeurs nouvelles, désorienté par le bruit et l’agitation à la sortie du terminal, le premier rite de passage du voyageur qui découvre l’Inde consiste à négocier un taxi.

« Taxi Sir, yes, yes, come with me. Cheap price. Which hotel. Taxi yes taxi. »
taxi, embassador, Kolkata, Inde, India

Taxi Embassador à Calcutta (Inde)

Les palabres commencent avec l’inévitable comparaison entre une course de taxi là bas et une course de taxi ici,  chez nous. Pas cher… on y va. Première surprise, le chauffeur de taxi venu nous aborder, qui parlait anglais couramment et semblait visualiser parfaitement où nous voulions aller, nous laisse en plan devant le taxi après avoir récupéré sa part de la commission auprès du vrai chauffeur. Il n’était qu’un rabatteur. Après quelques kilometres, quand le grand Sikh moustachu au volant nous demande où nous voulons aller sans rien comprendre de notre réponse, l’impression de s’être fait un peu berné se confirme. A l’avenir, promis, nous prendrons bien soin de négocier directement avec la bonne personne.  Ah regarde, il y a un compteur dans le taxi et le prix de la course est de de 18 Rp du kilomètre (tarif officiel à Goa en 2015), soit environ 1€ pour parcourir 4 kilomètres. Je connais maintenant, au centime près, le coût de ma naïveté.

Taxi, Kolkata, India, Inde

Chauffeur de taxi dans son Embassador, Calcutta, Inde

Après quelques temps on finit par estimer que l’écart entre le prix réel et le prix demandé est inversement proportionnel à la distance qui nous sépare d’un lieu touristique. Vous suivez ? Moi aussi, au début j’ai bien cru que c’était un des sports nationaux indiens de profiter au maximum de la crédulité des touristes, avec la même détermination qu’un américain qui voudrait se venger d’un chauffeur de taxi parisien.

A force de côtoyer des familles indiennes, de discuter avec les uns et les autres, d’aller dans les temples, d’observer leur rapport à la religion, à la réincarnation ou l’importance du karma… force était de constater qu’il y avait quelque chose qui ne collait vraiment pas. Malgré là première experience en taxi, plus je voyageais en Inde, plus je rencontrais des indiens d’une incroyable gentillesse et plus j’aiguisais mon désir de découvrir ce fascinant pays. Jusqu’à ce que je décide de m’arrêter.

Pas de m’arrêter de voyager en Inde. Simplement de m’arrêter de courir. Rester au même endroit, dans la même ville, pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, parcourir les mêmes rues, pendant plusieurs heures m’assoir sous un banian. Aller chez le barbier. Boire lentement un massala tchai (thé épicé). M’immobiliser. Volontairement.

Désormais, le désordre chaotique des rues, des gares, de la circulation, des temples, de la vie me semble obéir à une logique organisée. Le désordre est seulement une apparence. « Order and discipline », ordre et discipline. Tout, en réalité, est méticuleusement structuré, réglé, orchestré. Même les vaches font semblant d’errer au hasard dans les rues. Pourtant, elles reproduisent fidèlement chaque jour, et à la même heure, le même parcours. Elles ne quittent une maison qu’après avoir reçu « une offrande », pour le plus grand bonheur de leur propriétaire. Ah oui, figurez-vous que, même en ville, toutes ces vaches « errantes » ont un propriétaire qui profite de son caractère sacré et de la générosité des habitants pour faire un lucratif commerce du lait, sur lequel il aura bien évidemment pris soin d’obtenir un monopole. Dans cette fourmilière infatigable, ce balais sans fin, ces foules compactes… chacun connait son rôle et gare à celui qui ne joue pas le jeu. Order and discipline.

Vache, Dungarpur, Rajasthan, Inde

Une vache qui réclame sa nourriture, Dungarpur, Rajasthan, Inde

 

C’est alors que m’est apparu, comme une évidence, la véritable origine de cette volonté d’arnaquer les touristes : c’est une règle établie par le gouvernement indien. Impossible, me direz-vous ? Et pourtant, s’il est un domaine où le gouvernement montre très clairement l’exemple, c’est sur le tarif d’entrée des sites culturels : l’étranger doit s’acquitter d’un prix 15 à 40 fois supérieurs pour le prix d’un billet. Vous avez bien lu, jusqu’à 40 fois plus cher pour l’étranger :
  • Le Taj Mahal, 20 Rp pour les indiens, 750 Rp pour les étrangers : près de 40x plus cher, ce qui fait l’entrée de ce site à 11,50 €… un peu cher pour un site de cette nature composé d’un jardin et d’un mausolée. Pas d’exposition, pas de musée, pas de collections.
  • Le fort d’Agra, 20 Rp pour les indiens, 300 Rp pour les étrangers : 15x plus cher.
  • Hampi, chaque monument payant est à 10 Rp pour les indiens, 250 Rp pour les étrangers.
  • Badami, 5 Rp pour les indiens, 100 Rp pour les étrangers : 20x plus cher.
  • Pattadakal, 10 Rp pour les indiens, 250 Rp pour les étrangers : 25x plus cher.
  • Aihole, 5 Rp pour les indiens, 100 Rp pour les étrangers : 20x plus cher.
Hampi, Karnataka, Inde, India

Touriste indien avec son billet à 10 Rp et son appareil photo réflex à plus de 2000 US$, Hampi, Karnataka, Inde 2013

Hampi, Karnataka, Inde, India

Touriste français avec son appareil photo compact à moins de 500 US$ et son billet à 250 Rp, Hampi, Karnataka, Inde 2013 (réalisé sans trucage)

 

Et il ne faut pas imaginer, pour ce prix proche de ceux pratiqués en Europe, bénéficier d’un service similaire, comme en témoigne l’état des toilettes sur le site de Pattadakal classé au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. Ah oui, car il faut dire que cet abus tarifaire est en général démultiplié sur les sites UNESCO.

Attention, cet article commence vraiment à sentir mauvais…

Banashankari-_R060410

Toilettes de Pattadakal ; moisissures et toiles d’araignées

Pattadakal, Karnataka, Inde, India

Toilettes de Pattadakal : plus de tuyau pour alimenter la chasse d’eau

Toilettes, Pattadakal, Karnataka, Inde, India

Toilettes de Pattadakal : propreté en dessous du standard indien

 

Revenons-en à notre chauffeur de taxi du début. Les premiers à constater cette différence de traitement entre nationaux et étrangers sont évidemment les chauffeurs de taxi, qui transportent les visiteurs sur ces sites… et qui tout naturellement transposent et transmettent ces bonnes pratiques partout dans le pays.

En fait, la notion d’étranger est moins étendue qu’on n’imagine car, le plus souvent, les visiteurs du Bangladesh, Nepal, Bhutan, Sri Lanka, Pakistan, Maldives, Afghanistan, Thailand et du Myanmar (Birmanie) bénéficient explicitement du tarif indien (les spécialistes auront remarqué, ce n’est pas limité aux SAARC…). L’étranger qui est visé est donc en l’espèce plutôt l’occidental, le blanc. Si j’osais, je dirais qu’il s’agit d’une notion raciale plutôt que nationale.

Je sais, beaucoup de visiteurs trouvent normal de payer tout plus cher, le taxi, l’hotel, la nourriture, le souvenir, le bus, le musée, le site… tout. Ce ne serait donc pas une discrimination raciale, mais une juste discrimination sociale puisque nous avons plus de revenus que les indiens. C’est vrai, plus de 30%  de la population vit sous le seuil de pauvreté, et 30% c’est déjà plus que ce que les Etats-Unis comptent d’habitants. Mais qui peut croire qu’un indien dans la misère serait prêt à payer 20 Rp pour visiter le Taj Mahal ? 20 Rp c’est déjà le prix d’un petit déjeuner dans un restaurant pour déguster un délicieux poori. Non, ce sont les classes moyennes et supérieures qui vont au Taj Mahal, à Hampi ou à Pattadakal.

Essayons d’y voir un peu plus clair. D’après wikipedia l’Inde, est la 10ème puissance mondiale par son PIB en valeur nominale. Mais le chiffre le plus intéressant montre qu’elle passe au 3ème rang mondial si on prend le PIB PPA, c’est à dire à parité de pouvoir d’achat. A titre de comparaison, la France est au 5ème rang mondial pour le PIB nominal, mais seulement au 8ème rang mondial à parité de pouvoir d’achat. Toujours pas convaincu de l’injustice de cette mesure ? Voici d’autres chiffres : l’Inde compte 60% plus de multimillionnaires que la France et se place en 6ème position mondiale (à lire ici). Si elle compte beaucoup plus de pauvres que toute l’Europe réunie, elle compte aussi beaucoup, vraiment beaucoup de riches. La juste mesure sociale serait donc de faire payer l’entrée des sites culturels sur justificatif de ressources (à parité de pouvoir d’achat, comparons ce qui est comparable). Les indiens riches, les étrangers riches, bref les riches paieraient plus chers que les moins riches.

Les données économiques peuvent être tournées et retournées dans tous les sens ; je ne suis pas économiste et je ne doute pas une seconde qu’on puisse les interpréter de mille façon. Mais cette mesure tarifaire donne un véritable sentiment discriminatoire tout en procurant une légitimité institutionnelle aux arnaqueurs de tout poil. La seule réponse équitable et incontournable en matière de pratiques économiques et diplomatiques, serait d’appliquer le principe de réciprocité : le gouvernement français pourrait donc imposer un tarif différencié par nationalité dans tous les monuments et musées publics. Qu’est-ce que ça donnerait si nous appliquions au Louvre le même écart de prix que pour le Taj Mahal ? 12€ pour les européens, 450 € pour les visiteurs de nationalité indienne. Voilà une mesure qui ne manquerait pas de marquer les esprits !

Comment aider l’arbitraire bureaucratique à ne pas dépasser les frontières de l’absurde ?

 

Agra, Inde, India, Taj Mahal

Agra, le Taj Mahal

 

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